TRENTE MELODIES POPULAIRES DE BASSE-BRETAGNE

L.A Bourgault-Ducoudray

1885, Lemoine et Fils, Editeurs

 

Introduction

En 1876, au retour d'une mission musicale en Grèce et en Orient, je publiai un recueil de "Trente mélodies populaires". Ce volume devait avoir une suite. Au lieu de livrer au public un second volume de chansons grecques, je lui soumets aujourd'hui un recueil de chants bretons. Est-ce uniquement par amour du contraste que j'ai fait franchir à mes études sur le chant populaire la distance qui sépare le pays du soleil du pays de la brume ? Non : cette seconde collection a une étroite connexité avec la première ; elle en est la conséquence logique.

Peu de temps après la publication de mes travaux sur l'Orient, j'eus l'honneur d'être nommé professeur d'Histoire générale de la musique au Conservatoire national. Appelé à parler à mes élèves des chants populaires de différents pays, je ne tardai pas à constater, en les comparant, que les caractères de la musique antique, dont la présence m'avait tant frappé dans les mélodies populaires de la Grèce, se retrouvent également dans celles de presque toutes les contrées de l'Europe

Un jour, dans une leçon consacrée aux chants populaires de la Russie, je faisais remarquer à mes auditeurs la haute originalité de ces mélodies dont la saveur exotique est encore relevée par de savantes harmonisations dans les recueils de Balakireff et de Rimski-Korsakoff. Je ne pus m'empêcher d'exprimer le regret qu'un travail analogue n'eût pas été entrepris pour les vieux chants de nos provinces françaises, notamment pour ceux de la Basse-Bretagne. Cette parole porta fruit. Un poète de Nantes, M. Emile Grimaud, qui se trouvait au Conservatoire ce jour-là, adressa au ministère de l'Instruction publique et des Beaux-Arts une pétition signée par plusieurs académies bretonnes, et peu de temps après, grâce à l'intermédiaire de M. de Ronchaud, j'obtenais une mission pour aller recueillir les chants populaires de la Bretagne

Je quittai Paris au commencement d'août 1881. Mon exploration dura deux mois, et voici l'itinéraire que je parcourus : Rennes, Lamballe, la Saudraie (en Penguilly), Saint-Brieuc, Guingamp, Belle-Isle-en-Terre, Bégard, Pédernec, Quimper, Châteauneuf-du-Faou, Carhaix, Le Huelgoat, Morlaix, Saint-Pol-de-Léon, Roscoff, l'île de Batz, Trémel, Plestin, Pontivy, Guéméné, Le Faouet, Quimperlé et Nantes

Recueillir les mélodies populaires des lèvres mêmes des campagnards chez lesquels la tradition s'en transmet, c'est là une besogne qui n'est pas sans difficultés. L'étonnement, la défiance qu'éprouve le paysan en face du "Monsieur" qui cherche des chants populaires, parfois, surtout chez les femmes, un sentiment de retenue qu'on pourrait appeler "la pudeur du chant", sont autant d'obstacles à surmonter. Je me souviens qu'à Plounévè, petit village perdu, situé à quelques lieues de Château-Neuf-du-Faou, je dus insister quatre heures durant avant de décider une aubergiste à me répéter un air que je lui avais entendu fredonner dans son arrière-boutique et qui m'avait charmé. Il est indispensable, pour aller vite, d'avoir des intelligences dans une localité. A Pédernec je fus merveilleusement servi par l'instituteur, M. Mahé. Je lui avais annoncé ma visite quelques jours à l'avance. Quand j'arrivai, il avait convoqué dans le préau de l'école tous les chanteurs et toutes les chanteuses de l'endroit. Bientôt une partie de la population vint assister à cette "solennité". J'étais assis, M. Mahé à ma droite, à une table ornée d'un tapis vert. Chaque chanteur venait à tour de rôle s'asseoir devant nous et exhibait son répertoire. M. Mahé notait les paroles, moi la musique. Au bout de quelque temps, presque tous les spectateurs, mis en goût (il y en avait au moins une centaine), déclarèrent qu'ils savaient aussi des chansons et briguèrent l'honneur de les faire entendre. Ce jour-là, loin d'avoir à courir après les chanteurs, je ne pus satisfaire toutes leurs demandes, et, à la fin de la séance qui dura depuis huit heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, j'avais amassé une superbe récolte.

La seule difficulté n'est pas de gagner la confiance des chanteurs, il faut encore rencontrer des personnes douées d'une bonne mémoire ; car celles-là seulement sont capables de vous fournir une version fidèle. Quand un chant se transmet de bouche en bouche, sans être fixé par l'écriture, il est exposé à plus d'une altération. On est quelquefois obligé de recueillir vingt versions du même air avant de trouver la bonne. Là est le plus grand obstacle pour le chercheur : il est aussi difficile de mettre la main sur la véritable version d'une mélodie que de rencontrer un exemplaire intact parmi les coquilles roulées au bord de la mer.

Le style d'exécution des chanteurs populaires est très inégal, comme leur mémoire. Sur le nombre, on en rencontre qui sont doués d'un talent d'interprétation vraiment supérieur. Je me souviendrai toujours d'avoir entendu à Guingamp, avec un indicible plaisir, une chanteuse appelée Mme Le Goas, dont l'exécution était d'une pureté irréprochable. Le chant de Mme Le Goas me parut remarquable en ce qu'il était singulièrement doux, égal et uni. Son style était précisément l'antipode de cette manière hachée et heurtée, chevrotante et grimaçante, qui est celle des mauvais chanteurs dramatiques. J'ignore si, parmi ses ancêtres très éloignés, Mme Le Goas compte un prêtre d'Apollon, mais son chant répondait exactement à l'idée que je me fais du style apollinique, de cette musique chaste et sobre qui devait avant tout calmer, épurer et guérir, en exprimant l'état d'une âme sagement équilibrée, amie des dieux et amoureuse de la sagesse.

Toutes les chanteuses de la Bretagne ne valent pas Mme Le Goas. J'ai essuyé pendant mon voyage bien des averses de fausses notes, bien des avalanches de voix calleuses et nasillardes. Les Bretons ont ceci de singulier, que pour eux, chanter du nez n'est point un défaut ; c'est, au contraire, une qualité indispensable pour que l'exécution soit véritablement fine et raffinée. Ce goût bizarre leur est commun avec les Orientaux. Dans la notation de la musique ecclésiastique grecque, il y a un signe "endophônon" qui veut dire : ici, l'exécutant doit chanter du nez. Pas plus en Bretagne qu'en Orient, je n'ai pu me faire à ce genre de beauté. Il n'y a qu'une chanteuse de l'île de Batz qui ait réussi à me le faire accepter. Il est vrai que son organe avait toute la fraîcheur de la jeunesse, et, en entendant cette voix limpide comme de l'eau de roche, cristalline comme un clairon, j'avais fini par trouver un charme secret à son imperceptible nasillement, qui me semblait jouer dans le timbre vocal un rôle analogue à celui des jeux de "fourniture" dans la sonorité de l'orgue.

Comme les Orientaux, les chanteurs bretons élèvent le nasillement jusqu'à la hauteur d'un style ; comme eux, ils ont une prédilection pour les notes élevées et les longues tenues ; comme eux enfin, ils ont la passion du style orné et surchargent leurs mélodies de fioritures et de notes d'agrément qui en rendent la notation parfois très difficile (1). En revanche, ils ont une grande qualité : ils ne chantent jamais mollement. Un des caractères du chant breton, c'est l'accent ; la mélodie s'y subordonne toujours à la parole et semble n'avoir d'autre mission que de la faire briller. Il y a un proverbe breton qui dit : Celui qui perd ses mots perd son air. Ce proverbe, à lui tout seul, vaut un traité d'esthétique.

La musique populaire s'alimente d'un trop-plein de sentiments sincères qui veulent être partagés. Contrairement à la destination tout extérieure et souvent factice de l'art savant, qui choisit de préférence les sujets les plus éloignés de nous et les plus étrangers à notre milieu, l'art populaire pousse ses racines dans la réalité

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(1) Dans un autre ordre d'idées, il est impossible de ne pas être frappé d'un talent commun aux Bretons et au Orientaux : celui d'unir harmonieusement les couleurs les plus vives dans leurs costumes et leurs broderies

de l'existence et s'épanouit de préférence dans les diverses situations de la vie réelle qu'il est destiné à orner et à embellir. Pour contempler les chanteurs dans toute la plénitude de leurs moyens, il faut les entendre dans une fête, aux noces ou dans les veillées. Alors, quand ils sont partis, ils ne s'arrêtent plus ; quand une fois leur verve est déchaînée, ce n'est plus seulement de l'entrain et de la gaîté qu'ils manifestent, c'est de la fureur et du délire.

Un jour de fête, je réunis dans une auberge à Château-Neuf-du-Faou huit ou dix jeunes gens à qui j'avais témoigné le désir d'entendre des chansons de danse. Tant qu'ils chantèrent pour moi, leur exécution fut soigneuse et correcte, mais tranquille et modérée... Dès qu'ils commencèrent à chanter pour eux, ce fut bien une autre affaire. Tout à coup je les vis s'animer : comme la pythonisse antique, ils paraissaient sentir la présence du Dieu. Ne pouvant plus se tenir assis et chanter dans l'inaction, ils se levèrent et s'élancèrent vers une pièce voisine. Là commença une danse tellement furieuse qu'au bout de quelque temps je les conjurai de s'interrompre, craignant que le logis, qu'on était en train d'étayer, ne s'effondrât et que nous ne soyons précipités dans une chute commune.

Une autre fois, j'assistais à une veillée à l'île de Batz. Bien des gens se figurent que les veillées bretonnes ont une physionomie mélancolique. Rien ne saurait, au contraire, donner une idée de l'entrain et de la pétulance avec laquelle chanteurs et chanteuses y produisent leur inépuisable répertoire. Les chansons sont généralement connues de toute l'assistance. Dès qu'un chanteur en a commencé une, aussitôt elle est reprise en chœur par tous les autres. A peine la chanson est-elle terminée qu'un autre chanteur entonne un nouveau refrain. C'est un feu roulant, c'est une véritable fontaine jaillissante de mélodies de tous les genres et de tous les caractères. On chante indistinctement des chansons sérieuses ou des chansons folâtres. Après les complaintes viennent les cantiques, après les cantiques les chansons d'amour. Il faut que tout y passe, jusqu'aux chants d'église. Je me souviens que, dans cette soirée mémorable, un chanteur à bout de son répertoire se mit à entonner la Parce Domine et le Miserere !

Les catégories de chansons en Bretagne sont extrêmement nombreuses. Il y a des chansons de danse, des chansons de mariage, des cantiques, des complaintes sur les personnages héroïques ou bibliques, des légendes, des chansons de conscrit, de kloarek, de chiffonnier, de sabotier, etc... Parfois la chanson émane d'un sentiment personnel, comme la chanson satirique ou la chanson d'amour. Tantôt elle enregistre un événement local : un accident, un naufrage... Elle devient alors l'interprète des sentiments collectifs du milieu où le fait s'est produit et tient lieu de gazette de la localité.

Parmi les différentes classes de chansons que j'ai citées, il en est une qui mérite une mention spéciale, car elle contient une mine inépuisable de trésors mélodiques : c'est celle des chansons populaires religieuses ou cantiques. En général, en France, nous ne sommes pas très bien partagés sous le rapport des cantiques.

A part ceux du père Bridaine qui ne sont pas nombreux, mais qui sont admirables, on en trouverait bien peu, je crois, dont la mélodie fût en parfaite convenance avec sa destination. C'est le contraire en Bretagne : les beaux cantiques y abondent et les mauvais y sont fort rares. Dans le pays breton, ce genre de production est très goûté et universellement répandu ; on chante des cantiques, non seulement à l'église, mais chez soi ou dans les veillées et pour se divertir. Rien n'égale la simplicité, l'expression de ferveur profonde, l'élévation et la force de ces mélodies, qui toutes ont une convenance admirable avec le sentiment qu'elles ont mission d'exprimer. Et pourtant je soupçonne quelques-unes d'entre elles de n'avoir point eu, dans l'origine, une destination religieuse. J'ai retrouvé plusieurs airs de cantiques alliés à des paroles profanes: or, pour qui connaît le caractère breton, il est inadmissible que le cantique soit né avant la chanson. Malgré leur destination première, il faut convenir que les mélodies populaires, qui ont été adaptées à des paroles de cantiques, s'y prêtaient admirablement et qu'elles étaient en quelque sorte prédestinées à entrer en religion

Outre une ample moisson de toute espèce, je fis, pendant mon voyage, de nombreuses remarques qui complétèrent mes observations précédentes. J'acquis ainsi la conviction que la plupart des faits qui nous sont signalés comme caractérisant la musique des anciens, se retrouvent aujourd'hui vivants et palpitants dans le chant populaire.

Et pourquoi en est-il ainsi ? C'est que depuis cinq mille ans il est très vraisemblable que la mélodie populaire a très peu changé. Il y a chez tous les hommes de même race un fond commun de sentiments qui se transmettent et se perpétuent sans se modifier. Si, dans leur essence, ces sentiments n'ont jamais varié, l'on ne voit pas pourquoi la mélodie populaire qui en est l'expression spontanée et instinctive aurait elle-même changé.

Pour retrouver dans l'antiquité certaines mœurs musicales de la Bretagne contemporaine, il faudrait remonter jusqu'à une époque antérieure à Homère. Dans la Grèce antique, dit M. Gevaert (1), aussitôt après Homère, le lien intime qui réunissait la musique et la poésie commença à se relâcher. Il n'en est pas de même en Bretagne, où la notion d'une poésie débitée ou récitée n'existe pas. Tous les vers se chantent, sinon sur une mélodie très saillante, au moins sur une intonation musicale qu'on peut noter. Souvent la danse vient se joindre à la poésie et à la musique dans la chanson dansée. On voit alors se reconstituer l'alliance des trois arts "musiques", conception féconde qui, perfectionnée par les Grecs, produisit les chefs-d'œuvre du chant orchestrique. En Bretagne, la poésie n'est pas toujours unie à la danse; mais elle est inséparable de la musique. Il arrive encore aujourd'hui que, dans les lycées et les séminaires bretons, certains élèves, lorsqu'ils

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(1) Histoire et théorie de la musique de l'antiquité, T. II

ont des vers à apprendre par cœur, chantent leur leçon pour mieux se la graver dans la mémoire.

Quand un poète breton compose, s'il est incapable de tirer un air de son propre fonds, il s'inspire, en travaillant, d'un rythme connu. Plus souvent, s'il ne crée pas l'air de toutes pièces, il emprunte certaines formes mélodiques déjà en circulation et il les rajeunit en leur donnant une disposition et un arrangement nouveau. Cette méthode, les compositeurs d'aujourd'hui peuvent l'employer quelquefois à leur insu : en tout cas, ils n'oseraient pas l'avouer s'ils en avaient conscience. Au contraire, les compositeurs de l'antiquité la pratiquaient ouvertement : c'est qu'ils n'étaient pas seulement compositeurs, ils étaient aussi et avant tout poètes. Il en est de même en Bretagne. Aussi s'explique-t-on que l'on trouve quelquefois vingt mélodies qui, sans être identiques, ont cependant toutes un air de famille, parce qu'elles ont toutes la même origine et qu'elle procèdent d'un type commun.

Dans un pays où la poésie et la musique sont inséparables, toutes les mélodies ne sauraient avoir la même valeur et le même relief. On trouve en Bretagne toute une catégorie de chants rudimentaires, qui consistent dans de simples formules destinées à soutenir la parole sans ajouter beaucoup à son expression. C'est à cette catégorie qu'appartient le "débit" des tragédiens; car il y a des tragédies bretonnes et des tragédiens bretons. Leur débit n'est pas autre chose qu'une déclamation notée. L'intonation des tragédiens bretons, qui a une parenté évidente avec le chant des psaumes, est aussi en usage pour les "disputes" qui accompagnaient la cérémonie du mariage. Ces "disputes" n'ont rien de discourtois : ce sont de simples luttes d'éloquence, et, en raison de leur caractère sacramentel, les "discoureurs" emploient, pour s'exprimer, le débit musical qui, en Bretagne, semble le compagnon inséparable de la parole "émue".

Débit des Tragédiens

Immédiatement au-dessus de la déclamation notée, en usage dans les tragédies et dans les "disputes", on rencontre une catégorie d'airs d'un contour un peu plus accentué. Ces formes, ou plutôt ces formules mélodiques, qui peuvent se ramener à deux ou trois types indéfiniment reproduits, accompagnent généralement les poésies narratives ou complaintes, forme dégénérée de la poésie épique. En voici un exemple :

Complainte sur la ville d'Is

Cet air, qui est extrêmement répandu, est plus spécialement consacré à la légende de la ville d'Is. Pourtant, je l'ai entendu appliqué à d'autres sujets, entre autres à une complainte sur Judith et Holopherne. On y a aussi adapté des paroles de cantiques. Enfin, dans quelques villages, on va même jusqu'à chanter sur cette formule mélodique les paroles latines de la "Prose des Morts"

J'arrive à cette catégorie de chants où la mélodie, dégagée de sa forme fruste et primitive, apparaît dans tout l'éclat de sa beauté, déployant ses ailes brillantes comme un papillon frais éclos. La mélodie populaire, parvenue à l'état parfait, n'en reste pas moins indissolublement liée à la poésie, et elle retire de cette alliance un avantage insigne du point de vue de l'originalité et du caractère. Mais avant de décrire les caractères de la mélodie bretonne, je dois tout d'abord établir une distinction entre les mélodie du pays où l'on parle "gallot", c'est-à-dire un français corrompu, et celles du pays bretonnant.

Le gallot est un patois ; le breton est une langue. Les mélodies que j'ai recueillies dans les pays de patois, tels que l'Ille-et-Vilaine et la partie orientale des Côtes-du-Nord, n'ont pas le caractère d'une race pure. Ce sont des mélodies demi-sang.

Si, partant d'un pays de patois, vous faites quelques lieues de plus, il arrive que vous vous trouvez transporté, presque sans transition, en plein pays bretonnant. La tournure des mélodies que vous rencontrez alors change du tout au tout. Quand vous les entendez pour la première fois, elles vous causent une impression étrange; il s'en dégage une sorte de parfum exotique. Celles-là ont véritablement un caractère de race. Ce sont des mélodies pur sang. Bien que je sois loin de faire fi des mélodies galloises, je dois reconnaître qu'elles ne valent pas les mélodies bretonnes. Celles-ci ont plus d'originalité et de couleur, et c'est chez elles principalement qu'on retrouve les caractères de la musique antique.

C'est une opinion communément répandue que tous les airs bretons sont en mineur. Sans doute, il y a des airs bretons en mineur. Il y en a aussi en majeur. Mais il en existe dans bien d'autres modes. J'ai rencontré en Bretagne tous les modes diatoniques antiques, sauf deux (1). En comptant nos deux modes officiels, le majeur et le mineur, il existe, à ma connaissance, des mélodies bretonnes construites dans huit modes différents. Dans ces conditions, le mode majeur ne saurait prédominer. Or, pour une oreille qui n'est pas familiarisée avec les modes autres que le majeur et le mineur, il est évident que tout ce qui n'est pas du majeur est du mineur.

On entend dire aussi très souvent que tous les airs bretons sont tristes. Sans doute on ne peut nier qu'il y ait dans le cœur du Breton, comme dans son ciel, un certain fond de mélancolie. Mais en parcourant les mélodies de ce recueil, on pourra se convaincre que la vivacité et la gaieté ne sont pas tout à fait exclues de la musique bretonne.

J'ai dit que la musique bretonne usait de six modes diatoniques, outre le majeur et le mineur. Ces modes sont (2) :

L'hypodorien (gamme de la mineur sans sol dièse) ;

Le dorien (gamme de mi sans accidents) ;

L'hypophrygien (gamme de sol majeur sans fa dièse) ;

Le phrygien (gamme de sans accidents, basée sur une dominante) ;

L'hypolidien (gamme de fa majeur sans si bémol) ;

Enfin le 1er mode du plain-chant (gamme de sans accidents, basé sur une tonique), mode qui, je ne sais pourquoi, ne figure pas dans la nomenclature antique.

Les deux modes les plus répandus en Bretagne sont précisément ceux qui, dans l'Antiquité, caractérisaient le culte des dieux inspirateurs de toute musique : Apollon et Bacchus.

L'hypodorien, par son caractère de sérénité, de virilité et de noblesse, convenait éminemment au culte d'Apollon, dieu de la lumière et de l'harmonie, qui symbolisait les idées d'ordre, de justice, de loi morale, le principe immatériel et supérieur qui ne change pas et ne périt pas.

Le mode hypophrygien, au contraire, mode de l'enthousiasme et du délire bachique, était consacré au dithyrambe et réservé pour le culte de Bacchus, père de l'allégresse et inventeur de la vigne, qui symbolisait la vie physiologique, le tempérament, les passions, le principe des phénomènes matériels et extérieurs qui

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(1) Des sept modes diatoniques antiques, les deux seuls dont je n'aie pas trouvé d'exemple en Bretagne sont le lydien et le mixolydien. Le lydien est presque introuvable aujourd'hui, même en Grèce. Quant au mixolydien, il serait téméraire à moi d'affirmer qu'il n'existe pas en Bretagne, parce que je ne l'ai pas rencontré dans une excursion de deux moi.

(2) On trouvera un exposé de la formation des gammes diatoniques dans l'Introduction de notre recueil : 30 mélodies populaires de Grèce et d'Orient (Paris, Lemoine, éditeur), et dans notre Conférence sur la modalité dans la musique grecque (chez Heugel, éditeur, Paris).

subissent dans la nature des variations continuelles et des transformations incessantes.

Il existe en Bretagne deux zones habitées par deux populations d'un caractère bien tranché. Or c'est là un fait digne de remarque, que cette différence de tempérament s'accuse dans leur musique, et précisément dans un sens conforme aux idées de l'Antiquité. Dans les Côtes-du-Nord, où la nature est plus mélancolique et plus froide, la race plus sérieuse et plus réfléchie, on chante le plus souvent dans le mode hypodorien, mode d'Apollon. En Cornouailles, où resplendit une nature joyeuse, où s'agite une population nerveuse et passionnée, domine le mode hypophrygien, mode de Bacchus.

Ainsi le tempérament modal des Bretons vient donner une éclatante confirmation à la théorie antique.

Si les modes nombreux dont dispose la musique populaire lui donnent un avantage marqué sur notre musique savante, au point de vue de la variété de l'expression mélodique, sa supériorité est peut-être plus grande encore au point de vue de la richesse de l'élément rythmique. On trouve en Bretagne toutes les mesures usitées dans la musique savante, et en outre, des mesures dont celle-ci n'use point ou use très rarement, comme la mesure à cinq temps ou la mesure à sept temps. On trouve aussi à chaque pas des mélodies où des mesures différentes sont entremêlées. Mais la plus grande originalité de la musique bretonne n'est pas tant dans la mesure en elle-même que dans le nombre de mesures dont se composent les phrases musicales et dans la construction des périodes mélodiques. Tandis que la musique savante ose à peine se soustraire à la règle de la carrure - qui n'admet que des membres de phrase invariablement composés de quatre mesures, - la musique populaire emploie librement des membres de deux, de trois, de quatre, de cinq, de six ou de sept mesures. Quelquefois, deux phrases symétriques se faisant pendant sont séparées par un membre isolé d'une longueur inégale. On se trouve alors en présence d'un des procédés de construction de la strophe antique (1), et celui-là n'est pas le seul dont on trouve des exemples dans la musique bretonne.

Cette variété dans les conceptions rythmiques, qui donne tant d'originalité aux airs bretons, était justement le trait le plus distinctif et les plus saillant de la musique de l'antiquité. C'est surtout au point de vue de la construction des membres et des périodes que la musique antique s'écarte foncièrement de nos habitudes musicales. Dans l'antiquité, l'étendue de la phrase mélodique se déduisait rigoureusement de la longueur du vers ; le rythme musical se trouvait engendré naturellement par le mètre poétique, indépendamment de toute idée préconçue de carrure, tandis que chez nous c'est le rythme poétique qui le plus souvent se subordonne au rythme musical

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(1) Voir les mélodies nº 6 et 28.

Cette loi essentielle, à laquelle obéissait le rythme dans l'antiquité, gouverne encore la musique bretonne. C'est de la mesure du vers breton que la mélodie bretonne tire son étendue, et cette subordination du rythme mélodique au rythme poétique produit des coupes rythmiques qu'on rencontre rarement dans la musique savante

Ainsi, le vers de treize syllabes, qui est un des mètres les plus fréquemment usités dans la poésie bretonne, engendre naturellement et logiquement la mesure à sept temps. Il est facile de l'expliquer. Si l'on admet qu'entre chaque vers de treize syllabes, le chanteur est obligé de respirer, et si l'on compte pour la respiration un silence ayant la durée d'une syllabe, cela donne en réalité au vers l'étendue d'un vers de quatorze syllabes. Si pour chaque temps musical la mélodie dépense deux syllabes du vers, comme la moitié de quatorze est sept, on obtiendra une mesure à sept temps (1).

En voici un exemple :

Résumons les analogies frappantes qui existent entre la musique bretonne et la musique grecque ; elles consistent :

1º Dans l'alliance intime de la poésie et du chant ;

2º Dans la suprématie que la parole conserve dans cette alliance ;

3º Dans le style de l'exécution ;

4º Dans l'emploi de modes nombreux autres que le majeur et le mineur

5º Dans l'application d'un système rythmique plus riche et plus varié que le nôtre

Des traits de ressemblance si accusés ne semblent-ils pas indiquer entre l'art antique et l'art breton un lien de parenté, une communauté d'origine ?

On serait tenté de le croire, surtout si l'on se souvient que la présence des mêmes modes et des mêmes rythme se retrouve non pas seulement en Grèce et en Bretagne, mais dans le pays de Galles, en Ecosse, en Irlande, en Suède, et jusque dans le cœur de la Russie. Des recueils nombreux de mélodies populaires

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(1) Voir aussi la mélodie nº 7 du recueil

de ces différents pays (1) permettent de constater chez toutes, au point de vue modal et rythmique, un air de famille évident. Il paraît aujourd'hui démontré que des caractères identiques se retrouvent dans la musique primitive de tous les peuples qui composent le groupe indo-européen, c'est-à-dire de race âryenne.

S'il en est ainsi, n'est-on pas amené à conclure qu'un fonds de connaissances musicales existait déjà dans le berceau commun à toutes les branches de cette race et qu'il leur a été transmis avant leur dispersion ? Rien d'étonnant alors à ce qu'on retrouve aux quatre coins de l'Europe, dans la musique populaire, l'emploi d'un même système musical. Si cette hypothèse est juste, il ne faudrait plus voir dans le développement de la musique antique qu'un chapitre du grand livre âryen, un cas, très important sans doute, mais provenant uniquement d'un exploitation plus habile du fonds commun faite par une nation plus intelligente et mieux située.

Comment expliquer autrement la présence en Bretagne des modes et des rythmes de la musique grecque ? Dira-t-on qu'ils y ont été importés en même temps que le catholicisme par le canal du chant liturgique ? Mais, en admettant que le plain-chant, à cette époque, eût conservé son rythme et qu'il eût pu donner aux Bretons l'idée d'une musique aussi variée de rythme que la leur, s'ensuit-il, parce qu'ils purent connaître le système des modes antiques dans le plain-chant, qu'ils aient reçu, en même temps que cette transmission, le don de génie, la faculté créatrice ?

Non : le génie ne se communique pas plus aux nations qu'aux individus. Pour avoir du génie, il faut qu'on l'apporte en naissant. Si les Bretons ont eu la faculté créatrice au moyen âge, comme nous le prouve l'immense renommée des lais bretons au XIIè siècle, s'ils l'ont encore aujourd'hui, comme l'atteste leur musique populaire, c'est qu'ils la possédaient de toute antiquité. C'est qu'avant l'importation du chant liturgique, ils étaient en possession d'un système musical. Et il faut que ce système musical ait été identique à celui du plain-chant importé par le catholicisme, puisqu'on n'observe aucune différence entre les modes du plain-chant et ceux de la musique populaire bretonne. On comprend alors que dans les veillées les Bretons se laissent aller à entonner des chants d'église, car qui ne sait s'ils ne retrouvent pas dans les chants d'église les chants les plus anciens de leur race, ceux qui berçaient la race âryenne dans son enfance ?

L'hypothèse d'une musique âryenne vient d'ailleurs confirmer les conclusions

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(1) Voir, entre autres, pour les mélodies populaires russes, les deux recueils de Rimsky-Korsakoff et celui de Balakireff ; pour les mélodies irlandaises, écossaises et galloises, les recueils publiés à Londres par l'éditeur Boosey ; pour les chant populaires grecs, le recueil de "Trente mélodies populaires de Grèce et d'Orient" (Paris, Lemoine, éd.) et les mélodies populaires de provenances diverses citées dans le 1er vol. de l'ouvrage de Gevaert : Histoire et théorie de la musique de l'Antiquité

de la science moderne en ce qui touche à la communauté d'origine de tous les peuples âryens. Aujourd'hui, l'étude des chants populaires apporte à la conscience de l'unité âryenne (1) un argument nouveau : l'argument musical. Il n'est pas besoin d'insister longuement sur les conséquences qui peuvent en découler pour l'avenir de notre art.

Si les modes antiques appartenaient aux Grecs exclusivement, ce serait un caprice d'érudit, une véritable fantaisie d'archéologue que de chercher à les ressusciter dans notre musique. Mais si, au contraire, ces modes vénérables proviennent d'un héritage commun à tous les Aryens, on ne voit pas pourquoi nous n'exploiterions pas un domaine qui fait partie du patrimoine de notre race et qui est en vérité bien à nous.

La musique savante est parvenue actuellement aux dernières limites du développement de ses deux modes officiels : le majeur et le mineur. Toutes les combinaisons harmoniques qui procèdent de ces deux modes paraissent épuisées. Comme au seizième siècle, la musique demande aujourd'hui son pouvoir expressif aux artifices du contrepoint. Impuissante à créer de nouvelles formes harmoniques et mélodiques, elle tire ses effets de la superposition de thèmes souvent peu remarquables en eux-mêmes et des ressources techniques de l'instrumentation. L'abus du compliqué et du difficile doit provoquer tôt ou tard une réaction. Un retour à la simplicité et à la clarté doit s'imposer à l'école française, comme le seul moyen pour elle de conserver son individualité et son génie propre ; ce qui caractérise le tempérament artistique de nos plus grands musiciens, c'est moins encore l'art de la mise en œuvre que la valeur intrinsèque de l'idée musicale

Pour que ce retour aux qualités "françaises" puisse s'effectuer, il est nécessaire que l'inspiration musicale se retrempe dans le chant populaire, ce type de la mélodie éternellement jeune, éternellement vraie. Il s'en faut de beaucoup que tous les éléments d'expression qu'il contient aient été exploités par la musique savante. Celle-ci est moins riche que la musique populaire au point de vue des rythmes et des modes : pourquoi ne s'efforcerait-elle pas de les lui emprunter ? Non seulement les modes antiques ne répugnent pas à l'harmonisation. Ils sont comme les matrices de formules harmoniques nouvelles qui inspireront des accents

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(1) Cette hypothèse fera peut-être place à une autre hypothèse d'une base plus large, le jour où les mélodies populaires des autres parties du monde seront mieux connues. Au point où en sont aujourd'hui ces études, il est impossible pourtant de ne pas être frappé de la localisation de la gamme chromatique orientale chez les peuples qui ont une communauté d'origine avec les Arabes ou qui ont été asservis à leur domination. Cette gamme se rencontre abondamment dans la musique populaire de la Turquie d'Europe, de la Turquie d'Asie, de la Grèce, de la Petite Russie et du Sud de l'Espagne ; je ne l'ai jamais rencontrée dans les contrées où l'élément indo-européen est demeuré sans mélange.

On trouvera plusieurs exemples de cette gamme dans notre recueil : "Trente mélodies populaires de Grèce et d'Orient"

nouveaux, le jour où elles seront mises en circulation et pourront être employées spontanément par les compositeurs.

J.-J. Rousseau, si clairvoyant dans toutes les questions musicales, prévoyait bien quel services les modes antiques conservés dans le plain-chant rendraient un jour à notre art : "Je suis persuadé, dit-il (1), qu'on gagnerait beaucoup à transporter le plain-chant dans notre musique... On doit désirer, pour le progrès d'un art qui n'est pas, à beaucoup près, au point où on croit l'avoir mis, que ces précieux restes de l'antiquité soient fidèlement transmis à ceux qui auront assez de talent et d'autorité pour enrichir le système moderne." Après Rousseau, Lesueur eut, lui aussi, cette intuition féconde et transmit ces idées à son élève Berlioz qui les a appliquées dans maint passage de ses œuvres. L'Ecole française n'est pas la seule qui ait compris l'avenir des modes antiques. L'Ecole russe, fondée par Glinka, est basée sur le chant populaire et a trouvé une note originale grâce à un emploi très large de ses modes et de ses rythmes. Il reste plus d'un progrès à accomplir dans cette voie. Puisse la publication de ce recueil de chants bretons aider à les réaliser !

Ce recueil ne contient pas à beaucoup près tous les airs intéressants que j'ai notés pendant mon voyage ; mais les trente mélodies qui le composent me paraissent propres à donner une idée exacte du génie musical des Bretons. Toutes ces mélodies ont été recueillies dans les pays de langue bretonne : il fallait nécessairement les traduire pour en rendre l'exécution possible ailleurs. Besogne ardue dont mon collaborateur et ami, M. François Coppée, s'est acquitté avec le talent d'un vrai poète et le zèle d 'un artiste épris de la Bretagne. Qu'il me permette de lui adresser ici du fond du cœur l'expression de ma vive gratitude ! Le souvenir de notre collaboration restera gravé ans mon cœur comme un des plus doux souvenirs de ma vie.

Le texte breton a été serré de près dans la traduction, toutes les fois que cela était possible. Lorsque les paroles d'une chanson nous manquaient et que l'air avait trop de valeur pour être éliminé du recueil, M. Fr. Coppée s'est inspiré d'une autre chanson dont les paroles avaient un caractère approprié à l'expression de cette mélodie. Le même procédé a été suivi quand des paroles plates et incolores étaient alliées à un air remarquable, ce qui arrive, hélas ! trop fréquemment en Bretagne, depuis que des officines commerciales, établies dans certaines régions, ont substitué leurs produits frelatés aux saines inspirations de la muse populaire. Dans aucun des deux cas, nous n'avons donné le texte breton : dans le premier, il nous eût été matériellement impossible de le faire ; dans le second, il nous a paru inutile de reproduire de méchantes élucubrations.

J'adresse des remerciements à M Joseph Loth, professeur de langue

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(1) Voir l'article "Plain-chant" dans son Dictionnaire de musique

celtique à la Faculté des Lettres de Rennes, qui non seulement m'a procuré beaucoup de beaux airs et les paroles de nombreuses chansons, mais qui m'a fait bénéficier de son profond savoir en revoyant tous les textes bretons.

Je dois, en terminant, un souvenir reconnaissant à toutes les personnes - et elles sont nombreuses - qui ont bien voulu, en s'associant à mes recherches, en assurer le succès. L'accueil qui m'a été fait en Bretagne, l'obligeance et le zèle des collaborateurs que j'y ai rencontrés m'ont laissé de mon voyage et de mes études une impression qui ne s'effacera jamais

L.-A. BOURGAULT-DUCOUDRAY

Paris, le 16 mai 1885