Ar Bleizi-Mor
Les Loups de Mer
 


Lemmomp hor c'hleveïou,
War-lein ar meneziou,
'Vit mont d'ar brezeliou


Arru e listri 'r bleizdi-mor,
Da digass brezel en Arvor;
Ar Ieodet ho deuz komerret.
Hag ann iliz ho deuz dewet.

Lemmomp, etc.

Ann eskop-koz n' em skuill daero,
Hen euz renket leuskel hë vro;
Et ez e da glask ur vro-all,
E-lec'h na deui ket an dut-fall.

Den na gred ken chomm en Arvor,
Gant an euz ouz ann dut-a-vor;
Parko, tier, loened ha tud,
Holl int gwallet, braz ha munud.

Met ar roue, p'hen euz klewet,
He dent gant broüer (1) 'n euz skrignet:
Em laket e prest en he hent,
Gant he holl dut, he holl gerent.

Un arme vraz 'zo bet savet,
Hag en Arvor 'z omp arruet;
Bars ur blenenn, en bro-Arvor,
E meump bet kat ar bleizdi-mor.

Epad tri de hon euz stourmet,
Epad tri de hon euz kannet;
Epad ter noz, hep heana,
N'hon ëuz gret tra nemet laza

Laza, ken a ruille 'r goad-ru,
'Vel diou waz vraz, euz ann daou-du;
Laza, evel dorna kolo,
Kolo-segal, pa ve daro !

Strakal 're hor zaoliou-kleze,
'Vel taoliou 'n horz war an anne,
Ken a fraille pennou tud-vor,
Evel istrenn hanter-digor.

Keit ma pade ann argadenn,
Ar brini 'nije uz d'hon fenn;
Pa zo bet fin, en em goagal,
Int bet diskennet d'ar festal !

Lemmomp hor c'hleveïou,
War-lein ar meneziou,
'Wit mont d'ar brezeliou !



Le sujet

LES LOUPS DE MER.



Aiguisons nos épées,
Sur le haut des montagnes,
Pour aller aux combats !

Voici venir les navires des loups de mer,
Qui apportent la guerre en Armorique !
Ils ont pris le Guéodet,
Et en ont incendié l'église.

Aiguisons, etc.

Le vieil évêque, les larmes aux yeux,
A été forcé de quitter sa patrie;
Il est allé chercher un autre pays
Où ne viendront pas les méchants.

Personne n'ose plus rester en Armorique,
Tant on a en horreur les hommes de mer;
Moissons, animaux et gens,
Ils détruisent tout, grands et petits (2).

Mais le roi, dès qu'il en a été instruit,
A grincé des dents avec rage,
Et vite il s'est mis en route,
Avec tous ses gens et ses parents.

Une grande armée a été levée,
Et nous sommes descendus en Armorique;
Dans une grande plaine, au pays d'Arvor.
Nous avons rencontré les loups de mer.

Pendant trois jours nous avons résisté,
Pendant trois jours nous nous sommes battus;
Pendant trois nuits, sans reprendre haleine,
Nous n'avons fait que tuer

Tuer, a faire ruisseler le sang rouge,
Des deux côtés, comme deux grands ruisseaux:
Tuer, comme on bat la paille,
La paille de seigle, quand il est mûr!

Et nos coups d'épée retentissaient,
Comme les coups de masse sur l'enclume,
Et fracassaient les crânes des hommes de la mer,
Comme des huîtres entr'ouvertes!

Pendant que dura le combat,
Les corbeaux voltigeaient sur nos têtes;
Et quand ce fut fini, en croassant,
Ils s'abattirent pour le festin

Aiguisons nos épées,
Sur le haut des montagnes,
Pour aller aux combats!


NOTES

En recevant cette pièce tirée de la collection de M. de Penguern, je l'ai portée immédiatement à l'impression, sans l'examiner de bien près. Depuis, j'y ai réfléchi, je l'ai soumise à une critique rigoureuse, et je dois avouer qu'elle m'offre tous les caractères d'une pièce fabriquée. J'en donnerai mes raisons plus tard

Ce beau gwerz, qui a un cachet d'antiquité barbare et de rudesse sauvage qui rappelle un peu le chant célèbre de Ragnar Lodbrog, est extrait de la riche et très-importante collection bretonne de feu M. J.-M. de Penguern.
Il doit se rapporter à quelque descente des hommes du Nord, Normands ou Saxons, sur les côtes armoricaines, au IXè siècle. S'agit-il ici de la destruction du Koz-Guéodet par Hasting, vers l'an 836 ? Je crois qu'il n'est pas trop téméraire de le penser, sans rien affirmer pourtant. « Hasteing, » dit Albert le Grand, « capitaine des Danois qui escumaient la mer océane, vint cette année (836) avec une grosse armée navale au Bec-Léguer. Ils assiégèrent et emportèrent d'assaut la ville de Lexobie (Koz-Ieodet), massacrèrent le clergé et le peuple et pillèrent les trésors de l'église. » Le Baud dit aussi : « Haston, duc des Danois, persécutait les régions maritimes des Gaules, print Lexovium, et la disrompit. » Et Albert Le Grand ajoute : « Puis les barbares, passant outre, entrèrent dans l'embouchure de la rivière du Jaudy, et posèrent les ancres devant le monastère de Trécor, lequel ils pillèrent et ruinèrent. » L'armée des Bretons les atteignit à peu de distance de là, dans la grande lande de Plourivo, près de Paimpol, et c'est sans doute là que se livra la terrible bataille que le chant breton décrit avec une énergie si féroce : Bars ur blenenn, en bro Arvor.

Ce chant avait sa place naturelle en tête des Chants historiques qui suivront, et non parmi les gwerz un peu fantastiques et merveilleux où je l'insère. J'ai cependant eu mes raisons pour agir ainsi, et je veux les faire connaître.

Je suis devenu tout dernièrement, et conjointement avec M. Hippolyte Du Cleuziou, acquéreur de la collection des manuscrits bretons de M. J.-M. de Penguern, poésies populaires, incantations, conjurations, proverbes, mystères. Lorsque cette bonne fortune m'est arrivée, d'une façon assez inattendue, le plan de ma publication était déjà arrêté, mon manuscrit terminé, ou à peu près, et l'impression allait commencer. J'aurais pu, néanmoins, ou fondre les deux collections en une seule, de manière à ne former qu'un même ouvrage, ou me borner à compléter et à éclairer mes textes avec l'aide de ceux de M. de Penguern ; mon recueil y aurait certainement gagné en intérêt et en valeur. Mais, pour le bien des études bretonnes, qui commencent enfin à prendre faveur dans le monde savant, j'ai cru devoir suivre une autre marche. J'ai dit à M. Du Cleuziou : « Je désire publier ma collection à part; c'est le résultat de mes recherches depuis vingt-trois ans; presque tout a été recueilli ou par moi-même, ou par ma soeur, qui m'a beaucoup aidé dans ce travail, souvent assez ingrat (3) ; je suis là sur un terrain connu; je puis désigner les localités et les personnes, dont je retrouverais encore le plus grand nombre, au besoin. Si ma collection est inférieure à celle de M. de Penguern, en chants anciens, elle a aussi sa valeur très-réelle, et je puis au moins dire avec le poëte :

« Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre. »

La collection de M. de Penguern sera, à son tour, l'objet d'une publication spéciale, et de la sorte nous aurons trois textes différents, le Barzaz-Breiz, le recueil de M. de Penguern et le mien, qui pourront fournir à la critique tous les éléments et les conditions désirables pour une étude comparee. De cette confrontation des textes jailliront sans doute des lumières inattendues, sortiront des résultats précis et arrêtés; la critique et l'histoire y trouveront également leur profit, et la vérité, qui doit être l'objet constant et désintéressé de nos recherches et de nos études, s'en dégagera peut-être sous un jour nouveau mais non moins éclatants. Enfin, pour rendre le contrôle facile et mettre notre conscience d'éditeurs à l'abri de tout soupçon fâcheux, une fois les publications terminées, je propose de déposer les manuscrits, les miens comme ceux de M. de Penguern, dans une bibliothèque publique, à Paris ou à Saint-Brieuc, où chacun pourra les consulter à loisir. »

Donc le chant ar Bleizdi-mor sera le seul emprunt que je ferai pour cette publication à la collection de M. de Penguern, que je n'ai jamais vue, et dont je ne parle que sur oui-dire, et c'est en grande partie pour trouver l'occasion de faire cette déclaration, que j'ai cru devoir publier ce beau gwerz.

Lorient, 6 février 1868.

(1) Je ne connais pas le mot broüer, que j'ai traduit par rage.

(2) « Nul orage, dit Dargentré, nul tourbillon ne fut jamais tel : villes, châteaux, églises, monastères, maisons, allèrent par terre sans nul respect tout fut massacré a souhait. »

(3) Je ne dois pas non plus oublier les obligations que j'ai à mon compatriote et ami J.-M. Le Jean


Source

"Tralalalaleno", recueil de 30 chansons harmonisées, par Jef Le Penven ; publié en 1949

"Gwerziou Breiz-Izel", de François-Marie Luzel, publié en 1868 ; recopié depuis le recueil de Penguern. Duhamel, dans ses "Musiques bretonnes", ne donne pas d'air pour cette gwerz