Extrait du journal "L'humanité" du 28 Avril 99
Reproduit avec l'aimable autorisation du journal
Le web de l'Humanité

Yvon Morvan
Né pour
faire danser
les Bretons

Avec ses frères, il a partagé sa vie entre
agriculture et chansons. Quarante ans de
scène, quarante ans de kan-ha-diskan. Les
petits jeunes n'ont qu'à bien se tenir.

Commeles trois mousquetaires, ils étaient quatreau départ. Après le décès de l'aîné, lesfrères Morvan, paysans à Saint-Nicodème,dans le canton rural de Callac, en Bretagne,ont encore chanté à trois. Des airs à danseraux fameux festoù-noz, ces fêtes de nuitqui, après avoir failli disparaître définitivementau milieu des années cinquante, ont connuune nouvelle jeunesse au début des annéessoixante-dix. François Morvan, à soixante-quinzeans, a décidé de lever le pied. Henri etYvon sillonnent toujours la Bretagne pourfaire connaître un patrimoine culturel exclusivementoral. Yvon (entre ses deux frères sur notrephoto) raconte cette épopée fraternelle.

Quaranteans ! Je viens de fêter mes quarante ansde chansons avec mes deux frères. Les quaranteannées de scène, car je chantais déjà dèsla petite enfance. Des chansons d'un genreparticulier puisqu'il s'agit du kan-ha-diskan,une manière de chanter typiquement bretonne.En français, la traduction du mot est unpeu maladroite. On dit chanson à relais,voire chant et contre-chant. Le kan-ha-diskanest destiné à faire danser les gens. Exclusivement.Toutes les danses que l'on appelle familièrementdes gavottes, mais qui, ici, connaissentde nombreuses variantes avec des pas trèsspécifiques dans chaque cas. Les chansons,très rythmées, sont chantées à deux voixau minimum. Un seul chanteur n'a pas le tempsde reprendre son souffle.

Depuis nos débuts,on nous appelle " les frères Morvan ", notrenom de famille. Nous sommes apparus sur desmilliers d'affiches et nous avons parcourudes centaines de milliers de kilomètres,du moindre bourg aux villes côtières desquatre départements bretons. Nous avons étéquatre, puis trois. Aujourd'hui, nous chantonssurtout à deux. · soixante-quinze ans, François,notre aîné, commence à fatiguer. Moi, j'aisoixante-cinq ans cette année et Henri encompte trois de plus. C'est lui qui donnele ton et qui conduit le chant. Les premièresparoles s'engagent doucement, histoire d'accordernos instruments vocaux. Le coup d'accélérateurintervient aussitôt et les gens se mettentà danser. Il leur faut du rythme, un chantnerveux qui aide à faire claquer les talons.Les grands amateurs de danse bretonne affirmentpréférer un air chanté plutôt qu'une interprétationmusicale faisant intervenir de nombreux instrumentsau point de brouiller la rythmique. Instrumentstraditionnels de notre région, la bombardeet la clarinette sont également très appréciéesdes danseurs chevronnés. Mais, comme le kan-ha-diskan,jouer de la bombarde est un art difficilepour la cage thoracique. C'est pourquoi lascène d'un fest-noz fait toujours défilerde nombreux interprètes.

Chanter en bretonétait naturel dans notre famille. Ma mèrele tenait de son père et nous a initiés dèsl'enfance. D'ailleurs, on commençait seulementà apprendre le français en fréquentant l'écoleprimaire. · l'époque, les villages n'avaientpas l'électricité, pas de radio, pas d'électrophone.Conséquence logique : nous interprétons desdizaines et des dizaines de chansons sansconnaissance musicale. Nous n'avons jamaisdisposé du moindre texte écrit. Ici, le bretona d'abord été une langue orale transmisepar des gens non scolarisés. Toutes nos chansonssont imprimées dans l'ordinateur cérébral,comme le dit mon frère Henri. Sur scène,il nous est arrivé de voir une vingtainede magnétophones à nos pieds quand certainsairs intéressaient des amateurs éclairés.Ensuite, les mêmes venaient parfois nousvoir à la ferme. Il leur fallait réécouterla bande en notre présence pour se fairepréciser des paroles trop hachées par lerythme pour être comprises du premier coup.Les textes évoquent des drames, des vieilleshistoires de guerre et d'amours impossibles,voire des histoires salaces. Un fait diverslocal inspirait souvent un compositeur illettréqui en faisait une chanson à succès.

Dèsl'enfance, notre rapport à la sonorité musicalene pouvait être que la chanson en bretonet les mêmes airs interprétés à la clarinette,à la bombarde et au biniou lors des mariages,des fêtes de village et surtout des festoù-nozqui clôturaient certains travaux des champs.Ainsi, l'arrachage des patates était manuelet chaque ferme avait sa journée de la finseptembre à la mi-octobre. Jeunes hommeset jeunes filles prisaient ces journées oùl'on riait beaucoup en se promettant deschoses pour le soir à l'heure du fest-noz.C'est là que j'ai poussé mes premières chansonsavant d'aller à l'armée.

A mon retour d'Algérie,en 1958, l'arrachage des pommes de terres'était beaucoup mécanisé et les campagnesse vidaient de leur jeunesse. Quelques associationsorganisaient leur fest-noz et nous avonschanté quatre ou cinq fois durant l'hiver.Je me disais que nos chansons traditionnellesallaient tomber en désuétude. Quand nouschantions, j'observais que seuls les gensd'un certain âge savaient encore danser.

Leschoses ont repris très fort à partir de 1969-1970.Alan Stivell et d'autres musiciens ont étépour beaucoup dans ce renouveau. Nous, lesfrères Morvan, nous étions reconnus un peucomme des conservateurs de patrimoine etles sollicitations ont afflué. Il a falluque je tienne un agenda. Dans notre ferme,nous avons attendu 1996 avant d'installerle téléphone. Avant, nous étions retenuspar lettre ou priés de donner notre réponsele soir, chez un voisin qui servait de standardisteet d'intermédiaire. Le plus souvent, le contactétait pris là où nous chantions. Il suffisaitque je sorte mon agenda. Quel que soit ledemandeur - une association la plupart dutemps -, je n'ai jamais refusé de chanterdans un fest-noz dès lors que nous étionslibres. Cela nous a souvent conduits à faireplus de 100 kilomètres en voiture pour allerchanter quand nous aurions pu rester à 10ou 20 kilomètres de chez nous. Mais j'avaisun principe : ne jamais revenir sur la paroledonnée.

Jamais non plus je n'ai demandé lamoindre somme aux organisateurs de fest-noz.Ma réponse a toujours été la même : dédommagez-nousen fonction de vos recettes, de votre volonté,de l'appréciation que vous portez sur notreprestation. Notre principe a toujours étéde rendre service et de faire plaisir dansla mesure ou nous pouvions le faire. Mais,attention, je ne dis pas que tout le mondedoit faire la même chose. Je vois dans cessoirées des groupes qui se produisent avecdes instruments et du matériel lourd, quidoivent répéter, qui sont professionnels.C'est évident pour moi qu'ils se fassentpayer.

Hormis le département de la Loire-Atlantique,nous n'avons chanté qu'en région Bretagne.Ce n'est pas un choix de Bretons mais plutôtde la sagesse paysanne. Pendant toutes cesannées, nous étions des cultivateurs avecle souci d'être à la ferme chaque matin pourtraire les vaches et faire le travail quotidien.Des associations bretonnes d'Ile-de-Francenous ont souvent sollicités. Mais nous n'avonsjamais cédé. Récemment, on nous a même proposéd'aller à Strasbourg, sans plus de succès.· deux reprises, Rennes a été notre déplacementle plus lointain. La première fois, noussuivions une autre voiture. La seconde, deuxans plus tard, nous y sommes allés seuls.Des modifications étaient intervenues dansle plan de circulation de la ville et nousnous sommes égarés. Il a fallu se renseignerà plusieurs reprises pour trouver la salle.Quelle corvée ! Dans les bourgs de campagnenous n'avons pas ce problème. Le clocherse voit de loin et un regard sur la cartenous suffit pour mémoriser le parcours.

L'étédernier, quand nous avons fêté nos quaranteans de kan-ha-diskan, ça a duré trois jourssous chapiteau. Deux cent soixante personnes,chanteurs, sonneurs, groupes musicaux, sesont produits sur scène et près de 10 000personnes sont venues les écouter. Dan ArBraz figurait parmi les gens qui ont tenuà nous rendre hommage par leur présence.Ça m'a beaucoup touché. Nous nous sommesbeaucoup décarcassés pour perpétuer une traditionmusicale et culturelle qui menaçait de disparaître.Aujourd'hui, quand je vois des enfants danser,chanter en breton et jouer des instrumentstraditionnels, j'éprouve une grande satisfactionen me disant : nous, les frères Morvan, nousavons, avec d'autres, fait ce que nous pouvionspour sauver ce patrimoine culturel. Du coup,avec Henri, on a envie de continuer pendantquelques années encore. La chanson aura éténotre passeport pour voyager dans notre région,communiquer avec les autres. Intellectuellement,c'est devenu un besoin et une façon de vivrenotre retraite en gardant une réelle ouvertured'esprit.

Propos recueillis par Gérard LePuill